David Leigh - The Guardian, Londres
OUI - Il y va de l’avenir de la démocratie


Selon la sagesse populaire, la presse écrite est condamnée. Son tirage s’effondre car les lecteurs peuvent avoir tout ce qu’ils veulent sur Internet. Et si ces lecteurs non seulement rejettent l’idée de payer pour lire en ligne, en outre l’existence, parmi d’autres, du site de la BBC, financé par le contribuable et la taxe qu’il paie sur l’audiovisuel, leur garantit de ne jamais avoir à payer pour obtenir des informations fiables au quotidien.

Pourtant, quand les journaux se verront dans l’obligation de cesser toute impression, ce sera un désastre pour la démocratie. Les maigres gains issus de la publicité en ligne sur les sites d’information gratuits ne financeront qu’une fraction du journalisme de qualité produit par les journaux commerciaux. Nous n’aurons plus que, d’un côté, la timide BBC et, de l’autre, une camelote superficielle.Il existe pourtant un moyen tout simple de sauver les journaux, d’assurer la pluralité des médias et de mo­nétiser Internet. Les consommateurs ne sont pas prêts à payer pour les ­informations en ligne, ­d’accord ; mais ils sont nom­breux à payer pour leur indispensable connexion à haut débit.

Une faible taxe sur les fournisseurs de haut débit britanniques – pas plus de 2 livres par mois sur chaque facture d’abonné – pourrait être répartie entre les “fournisseurs d’informations” proportionnellement à leur lectorat britannique en ligne. Cela résoudrait les problèmes financiers des journaux de qualité, dont les lecteurs ne disparaîtraient pas, mais migreraient simplement vers Internet. Près de 20 millions de foyers britanniques paient au moins 15 livres par mois pour une bonne connexion à haut débit, auxquels s’ajoutent 5 millions d’abonnements à l’Internet mobile. Ils versent volontairement ces sommes à une poignée d’entreprises de télécommunications, mais ne paient rien pour les informations que cela leur permet de recevoir.

Une taxe supplémentaire de 2 livres – facilement collectée auprès du petit nombre de fournisseurs de services britanniques (BT, Virgin, Sky, TalkTalk, etc.), qui l’ajouteraient aux factures des consommateurs – permettrait de récolter plus de 500 millions de livres par an [625 millions d’euros environ]. Redistribuée automatiquement aux fournisseurs d’informations en fonction de leur part de lectorat britannique en ligne, elle fournirait 100 millions de livres par an au groupe Telegraph, à l’équipe d’Associated Newspapers et au Guardian Media Group. The Independent récolterait quelque 40 millions de livres, The Sun de Rupert Murdoch 50 millions.

Il n’y aurait pas de problème insurmontable pour définir les fournisseurs d’informations. Il suffirait de commencer par désigner les organisations déjà classées par l’Etat comme des journaux non soumis à la TVA dans le cadre de la réglementation de 1994 : “Les journaux d’information […] publiés au moins une fois par semaine dans une série continue sous le même titre […], [qui] contiennent des informations sur les événements actuels de portée locale, nationale ou internationale. Les publications qui ne contiennent pas une quantité suffisante d’actualités ne sont pas des journaux d’information.”

D’autres fournisseurs d’informations originaux pourraient par la suite faire acte de candidature auprès du conseil indépendant de la taxe pour être admis dans le programme, au cas par cas. Mais il devrait y avoir un seuil de taille raisonnable pour l’admission, peut-être quelque 100 000 utilisateurs mensuels, ainsi que quelques règles visant à exclure les agrégateurs de contenus. Le site Internet de la BBC ne retirerait aucuns fonds supplémentaires de cette taxe, dans la mesure où il est déjà financé par les contribuables britanniques.
Le premier parti à adopter un tel programme fiscal obtiendrait certainement mon vote. La taxe serait, comme pour la BBC, préservée sur le plan opérationnel de toute “intervention de l’Etat”.

—Matthew Ingram - GigaOM New York, San Francisco
NON - Le journalisme vit ailleurs
Alors que le secteur classique des médias continue de stagner, un certain nombre de personnes semblent penser que le journaliste du Guardian David Leigh a eu une idée nouvelle et intelligente pour sauver le journalisme en général, et les journaux en particulier : une taxe sur les fournisseurs d’accès à Internet. Le seul problème avec ce projet, c’est qu’il n’est ni intelligent ni particulièrement nouveau : l’idée a déjà été évoquée par le passé pour sauver l’industrie musicale et n’est, heureusement, jamais devenue réalité. Si la proposition de Leigh semble attirante au premier abord, elle est loin d’être sans faille. Elle échouerait même probablement à atteindre ce que ses partisans en attendent.

Des rédacteurs comme Leigh s’inquiètent, et on le comprend, des effets que le recul sans précédent [des recettes publicitaires] pourrait avoir sur le journalisme, qui selon eux remplit un rôle public essentiel et ne peut donc être abandonné aux caprices du marché. D’autres personnalités américaines, comme le journaliste du New York Times David Carr, ont exprimé des inquiétudes similaires face aux effets de ce déclin sur des villes comme La Nouvelle-Orléans, dont les journaux perdent du terrain ou cessent d’être édités, et ne peuvent plus obliger politiciens et autres vilains à rendre des comptes comme ils l’ont toujours fait (du moins, en théorie).

L’idée de taxer Internet consiste à tenter de soutenir un modèle commercial fondamentalement inopérant. Le fait de financer les journaux en fonction de leur lectorat et de leur part de marché pourrait également aggraver certains des problèmes existant dans les médias numériques, dans la mesure où son seul effet serait d’encourager les journaux à accroître leur diffusion par tous les moyens possibles.

Mais l’une des plus grandes faiblesses de cette idée de taxe, c’est qu’elle se fonde sur le principe selon lequel le journalisme – du moins, le type de journalisme qui mériterait un financement public – est synonyme de presse papier. Même si c’était la réalité dans un lointain passé, ce n’est clairement plus le cas : un tel projet laisserait de côté un nombre croissant de fournisseurs alternatifs, d’organismes à but non lucratif comme le Bureau of Investigative Journalism [ONG britannique fondée en 2010, qui produit des articles d’investigation] ou de plus petits médias, exclusivement disponibles en ligne. Et ce type de services alternatifs et de start-up, qui essaient pour beaucoup de réinventer le journalisme à l’ère du numérique, méritent incontestablement davantage de financements que les grands journaux, qui disposent déjà de gigantesques parts de marché.

La réalité, c’est que le projet de taxer Internet ne ferait pas grand-chose pour aider à subventionner le journalisme d’intérêt public. Au contraire, cette taxe serait utilisée pour subventionner un modèle commercial en échec, qui continue de se fonder essentiellement sur un média mourant appelé presse écrite. Comment cela pourrait-il profiter à la société dans son ensemble ?

Le sauvetage – ou plutôt, l’amélioration et le développement – du journalisme est un objectif noble et la découverte de solutions novatrices pour le faire est une idée louable. Mais qui n’a rien à voir avec le fait de taxer les internautes pour soutenir un secteur du journalisme s’appuyant largement sur la presse écrite. Même de loin.